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Irène et rien d'autre (extrait)

Personnages : Irène, le père, la mère, Sarah.

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Irène : Brève. Nuit brève. Courte. Lente. Mal au cul. Mal au con. Des boulevards dans les yeux comme des lames. Le cœur transpercé par une poutre. Pas bien ici. Pas bien nulle part. Odeur indéfinissable qui me reste sous les narines à perpétuité. C’est long. Plus long que je ne croyais. Plus long que mille longueurs de piscine, que je ne fais plus d’ailleurs. Même ce qui était bien, j’ai arrêté. Je n’aime pas sentir le temps. Ne pas me laisser aller. Et pourtant, c’est tellement tentant. Tout est de travers. Même l’affiche en face. Même le trottoir par terre. Tout est tordu. Ce chien qui passe. Cette vieille qui passe. Ce vélo qui rouille. Tout est usé, érodé. Même ma jeunesse. J’ai beau regardé ce ciel, essayer d’atteindre l’horizon pour respirer, je ne respire que de l’essence, que la nuit frelatée, que la fumée de vos poumons, que les relents d’une mer d’ordures. C’est sale ! C’est vrai, c’est sale partout ! Les gens sont sales. Ils crachent, ils jettent leurs clopes, ils touchent les fruits sur les étalages, ils enfoncent leurs doigts dans les camemberts et puis se curent le nez, ou l’inverse ce qui est pire, ils jettent leurs papiers n’importe où comme s’ils allaient se désintégrer, ils regardent salement les autres, le cul des filles, la bouche des filles, et le regard noir et meurtrier des automobilistes. Stop ! No way. No way. Arrêtons un peu toutes ces conneries. Je veux grandir, j’aime grandir, grandir c’est se débarrasser, s’alléger, grandir c’est atteindre,c’est s’atteindre. Fêlure. Fragile. Frappe. Félin. Foutre. Fin. Faim. Faille. Fissure. Figure.Un café ailleurs, enfouie dans mon écharpe, les yeux ouverts comme ça, le nez froid, écouter la conversation des autres, ne pas remâcher mes erreurs, passer outre, aller de l’avant, devant, devant, vers la sortie, vers ce trou de lumière, vers cet oxygène pur, et me pendre à ton cou, me pendre à ton cou ne serait-ce qu’un instant que tu prennes tout mon poids, que tu me portes, que je ne sois plus rien qu’une excroissance de ta peau, porte-moi mon amour, enlève mes yeux, bois ma pensée, entre dans ce café et reconnais-moi enfin et pour toujours, me pendre à ton cou, me pendre…

Le père (off) : Irène ?

Irène : Oui… 

Le père (off) : Je peux entrer ? 

 

Irène : Oui…

 

Le père : Salut. Ça va ? 

Irène : Ça va. 

Le père : J’y vais. 

Irène : D’accord. 

Le père : Je t’embrasse. 

Irène : Moi aussi. 

Le père : A ce soir. 

 

Irène : A ce soir. (un temps, musique) C’est rien, c’est mon père. Un grand loquace, champion du monde de la parole, il aurait fait un malheur comme tribun. On le consulte pour avoir un tel flot de paroles. Cet homme est un torrent. D’ailleurs, ma mère est partie. Il devait la saouler. Elle s’est noyée dedans. 

 

La mère : Tu n’as pas vu mon sac ? Où est-ce que j’ai mis mon sac ? Irène… Irène… Tu es sourde ? Irène…

 

Irène : Oui, maman. 

 

La mère : Où est mon sac ? 

 

Irène : Je n’en sais rien. 

 

La mère : Tu n’y as pas touché ? 

 

Irène : Mais non, pourquoi je toucherais ton sac. 

 

La mère : Ah le voilà… sous le fauteuil… Comment est-il arrivé là ? C’est un mystère. 

 

Irène : Il devait se cacher. 

 

La mère : Quoi ? 

 

Irène : Non, rien. 

 

La mère : Et mes clefs ? Où sont mes clefs ? J’ai perdu mes clefs. Mince alors… je suis en retard…

 

Irène : Elles sont sur la table. 

 

La mère : Ah oui… c’est vrai… merci ma chérie… j’y vais… je vais rentrer tard sans doute… il y a ce pot au boulot… peut-être même que je ne vais pas rentrer… passe une bonne journée ma chérie… je t’aime… ça va ? 

 

Irène : Ça va. 

 

La mère : A ce soir. 

 

Irène : A demain. (un temps, musique) Ma mère. Un prototype de mère. Elle est géniale. Elle court toujours. Quand je veux être avec elle, il faut que je cours à ses côtés, ce qui m’épuise. Elle tombe du lit la nuit parce qu’elle court aussi en dormant. Elle a toujours perdu quelque chose, ses clefs, ses papiers, sa tête, ses mecs, mais jamais son sens de l’humour ni sa pêche. Elle est bien. Pas du tout équilibrée, mais comme le monde est bancale, elle est comme le monde. Elle tient debout. Elle n’est pas avare. Je fais avec. Mettre un manteau, remonter la rue, m’installer quelque part et attendre, t’attendre, je veux sortir, m’en sortir. 

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