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Le plus de ciel possible (extrait)

1

 

  Arthur, qui ne trouvait pas la force de se lever, regardait les motifs de sa tapisserie : des églantines dont le teint jaunissant traduisait l'usure du temps.

 

  Au début, lorsque le papier peint était propre, il lui arrivait ainsi de le fixer longuement et, l'hypnose venant, il avait l'impression de pénétrer au cœur d'une roseraie dont les senteurs lui procuraient une douce ivresse. Mais là, l'effet souhaité ne se produisait pas. Il avait beau réduire ses battements de paupières pour décupler son acuité visuelle, il ne ressentait rien. En vain, il cherchait l'enchantement que procure une promenade dans un jardin en fleurs et le doux parfum émanant des corolles. Il aurait tant voulu se transposer dans un autre monde et oublier quelques instants les contours de sa chambre.

 

  D'ordinaire, Arthur se levait sans difficultés, mû par cette habitude que créent les obligations. Mais ce matin-là, il ne pouvait détacher son regard de l'imprimé qui, auréolé par des taches d'humidité, lui faisait penser à un drap souillé.

 

  Ses yeux, qui voyageaient parmi les fleurs défraîchies, s’arrêtèrent sur une rose sauvage au centre de laquelle une mouche lissait ses ailes. C’était la première fois qu’Arthur remarquait la présence d'un insecte chez lui. Depuis qu’il vivait ici, il avait toujours pris soin de ne pas se laisser envahir par les mouches qui avaient élu domicile chez la plupart de ses voisins. Il les entendait se plaindre tour à tour de l’insalubrité de l’immeuble. Tantôt il surprenait une conversation de palier qui n'était autre qu'un échange de jurons à l'égard des bestioles, tantôt, et c’était le plus fréquent, il croisait une personne furibonde, armée d'une pantoufle, qui pourchassait une mouche pour l'exterminer tout en vociférant des gros mots blasphématoires.

 

  Arthur, lui, vidait une bombe entière d'insecticide dans tout l'appartement chaque dimanche matin et, bien sûr, sortait le reste de la journée, l'air étant devenu irrespirable. Il marchait alors de longues heures au bord de la mer, son pantalon relevé jusqu'aux genoux, ses chaussures à la main, s'appliquant seulement à respirer le plus de ciel possible.

 

  Il faut dire qu’Arthur avait reçu une éducation stricte qui oscillait entre l'obsession de la propreté, aussi bien ménagère que corporelle, et l'abnégation de sa personne au profit d'autrui. Longtemps sa mère l’avait obligé à se doucher deux fois par jour, prétextant qu'un corps propre ne peut abriter qu'un esprit sain, et que plus les pores respirent, plus l'âme a des aspirations élevées. Il lui arrivait encore en se douchant de penser à la misère, à la guerre, à la maladie et, lorsqu’il voyait l'eau sale s'éparpiller à ses pieds et s’écouler sans broncher par la canalisation, il se disait qu'il faudrait soigner les maux du monde en leur frottant l'échine. Malheureusement, il n'avait pas d’autres solutions.

 

  Arthur se concentra sur la mouche, comme un chasseur à l’affût de sa proie. Comment avait-elle pu survivre à l'épuration du dimanche matin ? Avait-il oublié ce rituel dominical ? Il se souvenait pourtant d'avoir cherché durant une quinzaine de minutes son trousseau de clefs, un mouchoir sur le nez. Il avait donc bien utilisé le gaz meurtrier. Soudain, il leva un bras et fit de larges gestes pour signaler sa présence. Il voulait vérifier si cette prétendue mouche n'était pas le seul fruit de son imagination.

 

  La mouche s'envola. Elle était donc réelle. Bien sûr, il était impossible à Arthur de dire si ce vol était dû à sa main brassant l'air ou à un caprice de mouche. Quoi qu'il en soit, il décida, dès qu’il serait en mesure de le faire, de l’écraser avec un mouchoir en papier et de brûler le tout dans un cendrier. Mais pour l'instant, il se sentait incapable de bouger. Il avait chaud, bien trop chaud, et ses muscles étaient mous, bien plus mous qu'une éponge.

 

  Il se tourna vers le réveil et constata qu’il ne marchait plus. Il retira les piles afin de ne pas oublier de les changer. Puis il observa la trotteuse dont l’immobilité lui parut menaçante. En effet, ainsi figée, elle avait tout l’air d’un couperet stoppé dans sa course.

 

  Il frotta sa barbe naissante, puis bailla si fort qu’il faillit se décrocher la mâchoire, si bien qu'il entreprît une gymnastique buccale pour retrouver la souplesse de son menton. A cet instant, la mouche passa devant ses yeux et se posa sur sa main. À sa vue, Arthur sursauta et se cogna contre les barreaux du lit. Il jura. Depuis qu'il avait ouvert les yeux, il ne pouvait se résoudre à se lever, et le cours ordinaire des choses était déréglé.

 

  Arthur avait peu dormi. Il était rentré tard. Il avait dîné chez un ami, et la petite sauterie, arrosée comme il se doit, s'était prolongée en une fanfare de cris et de chants variés jusqu'au fin fond de la nuit. Arthur n'avait participé que du bout des lèvres, non qu’il fût particulièrement timide mais parce qu’il avait peu d'engouement pour ces débordements de joie que procure l'alcool. Il avait bu, mais à aucun moment il n'avait ressenti le besoin de sortir son sexe et de s'en servir de jauge dans une coupe à champagne.

 

  Cette maîtrise devant un éventuel débordement l'avait d'abord rassuré, puis il avait fini par se demander s’il n'était pas un rabat-joie et si ce soi-disant flegme ne masquait pas une pudeur maladive. N’était-il pas tout simplement coincé ? Est-ce que son éducation, par trop rigoureuse, ne l’avait pas privé de toute spontanéité. Même durant son service militaire, Arthur attendait que toute la chambrée eût pris sa douche pour se laver à son tour. En rentrant, il avait eu du mal à trouver le sommeil. Le brouhaha de cette soirée avait longtemps tourbillonné dans ses oreilles comme un nuage de moustiques au-dessus d'un étang. Et maintenant, la conclusion était simple : il avait une gueule de bois des plus notoires, un premier prix en soûlographie qui lui valait d’être couronné d’un casque à pointes.

 

  Un martèlement régulier attira son attention. Du coin de l'œil, il vit que le robinet du lavabo fuyait et qu'un chapelet de gouttes fondait sur l'émail avec rage. Son pouls lui-même se mit à battre de plus en plus fort, tant et si bien qu’il finit par résonner douloureusement dans tout son corps. Que se passait-t-il ? Arthur avait l'impression d'être assis sur une cloche qui sonnait l'angélus tandis que derrière le mur de sa chambre un homme tapait avec force sur une enclume. Au milieu de ce vacarme, Arthur pensa que la fin du monde était proche, imminente, et que tout allait exploser d’un instant à l’autre. Une terrible migraine s’empara alors de son crâne avec la ferme intention de le broyer.

 

  Il ferma les yeux et respira profondément pour se calmer. Une migraine, si pénible soit-elle, n’annonçait pas forcément l’apocalypse. Puis il essaya de se remémorer l’enchaînement des dérèglements qui l'avaient entraîné jusque-là : la mouche virevoltante, la trotteuse figée, les larmes de plomb qui s'échappaient du robinet, son incapacité à pouvoir se lever. Franchement un peu de discernement, pensa-t-il, il n’y a pas de quoi fouetter un chat.

 

  Mais lorsque Arthur rouvrit les yeux, il aurait sûrement préféré être frappé de cécité plutôt que de voir les églantiers le menacer de leurs épines ; et il aurait sûrement préféré être mort plutôt que de sentir ces gouttes d’eau qui tombaient du plafond sur son front et qui creusaient sa peau. Il voulut toucher le point d’impact, mais son index fut aspiré par sa propre chair et se logea tout droit dans le fond de son cerveau comme dans le centre d'une cible.

 

  Arthur hurla, bondit sur ses pieds, puis, après avoir chancelé à la manière d'un boxeur groggy, retomba sur son lit. Il tremblait, la tête dans les mains, terrifié comme un enfant. Après un long moment durant lequel Arthur se persuada que tout ceci n'était qu'une hallucination, qu'il avait sans doute respiré trop d'insecticide ou trop bu la veille au soir, il se redressa et jeta un regard craintif autour de lui : tout semblait normal. Il se leva, se dirigea vers le lavabo, qui étrangement ne gouttait plus, et s'aspergea longuement d'une eau qu’il laissa couler pour qu'elle soit plus fraîche. Dans le miroir, il vit l’eau perler sur son visage comme si de chacun de ses pores jaillissait un trop plein de larmes.

 

  A cet instant, Arthur entendit Josef, son voisin de palier, qui commençait à jouer des gammes au piano. Une suite de notes qui le conduirait jusqu'à midi, heure à laquelle, une sacoche sous le bras, Josef partirait donner des cours aux enfants riches de la ville.

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